3 novembre 2012

Traffic jam

Photo : Fusion08
Je me souviens que lorsque j'étais petit, les embouteillages étaient un véritable phénomène de société : en ville comme sur l'autoroute, on passait régulièrement des heures bloqués dans les bouchons. De nombreuses œuvres d'arts des années 70 et du début des années 80 attestent de cette frénésie automobile, du développement urbain sauvage et des désastres esthétiques et humains qu'il engendrait. C'était un phénomène assez fascinant parce que nouveau et apparemment incontrôlable. Peu à peu (très vite, en fait), notre rapport à l'urbanisme et à l'environnement a changé : les villes ont rendu une partie de leur territoire aux piétons, ont tiré gloire de leur fleurissement et de leurs espaces verts ; les notions de pollution (visuelle, sonore et atmosphérique) ont conduit au développement des transports en commun, à la responsabilisation des usagers, etc. Il est aujourd'hui mal perçu de jeter un emballage plastique dans la rue ou de prendre sa voiture pour faire deux-cent mètres : j'ai connu l'époque où cela ne choquait personne. On est encore loin du compte mais en trente ans, la plupart des villes européennes sont devenues plus belles et plus agréables à vivre. Et la question des embouteillages, sans avoir totalement disparue, s'est relativement estompée de nos préoccupations quotidiennes, sociologiques et artistiques.

Les choses sont bien différentes à Phnom Penh. Alors que les autres capitales d'Asie se réveillent peu à peu d'un cauchemar urbain total (les métropoles indiennes se dotent de métros aériens, Bangkok se modernise considérablement, les grandes villes chinoises aménagent des zones piétonnes commerçantes et font la promotion des scooters électriques, etc.), Phnom Penh se développe à retardement, envahi d'un coup ou presque par les 4x4 et les mobylettes alors que les rues étaient presque vides il y a encore dix ans. Pour le moment, les choses restent vivables, quoi que les heures de pointe soient déjà pénibles. Ce qui frappe, c'est que le nombre de véhicules augmente constamment, mais que les infrastructure et les mentalités ne s'adaptent – pour le moment – pas du tout.

D'une part, la capitale du Cambodge manque cruellement de feux de circulation, de panneaux et, à vrai dire, d'un code de la route. Nombre de croisements sont laissés à l'état sauvage, dépendants du bon vouloir des automobilistes qui n'ont d'autre choix que de faire ce qu'ils peuvent, c'est à dire n'importe quoi. La police, quant à elle, n'a guère d'autre fonction que d'asseoir le pouvoir en place. Elle occupe donc l'essentiel de son temps à racketter la population, sur les routes et ailleurs. Cela implique d'ailleurs parfois de provoquer des accidents, puisqu'on n'hésite pas à se précipiter au milieu d'un boulevard surchargé pour intercepter un véhicule, ou à tenter de renverser un motocycliste qui refuse de s'arrêter (je l'ai vu de mes yeux !). Les 4x4 sont rarement inquiétés (leurs conducteurs pourraient avoir des relations bien placées) et les contrôles concernent essentiellement les vieilles voitures et les motos. La circulation est certes « faite » mais on se demande comment puisque, à chaque fois que la police se poste à un croisement, les embouteillages redoublent d'intensité.

Concernant les usagers, les codes comportementaux sont assez surprenants : lorsqu'un fou du volant vous percute, la politesse implique généralement de sourire ou de rigoler plutôt que d'insulter le chauffard. Sauf bien sûr si vous êtes mort ou inconscient, auquel cas vous serez poli de toute façon.

D'autre part, personne ne semble pour l'instant songer que la voiture puisse poser le moindre problème en ville. La pollution atmosphérique ? On semble ignorer que les gaz provoquent cancers, asthme et autres. La pollution visuelle et sonore sont, quant à elles, des concepts totalement inexistants en Asie. Ainsi, lorsque je parle à un Khmer du concept de « rue piétonne », celui-ci me regarde effaré : pourquoi diable voudrait-on interdire une rue aux voitures ? Tout est dit.

Mais il y a plus fou encore. En effet, il n'existe pas de transports en commun à Phnom Penh. Pas de métro, pas de tramway, pas même un seul bus : rien ! Je demandais l'autre jour à une collègue si certaines personnes en réclamaient, ou s'il était question d'en créer prochainement. « Oh, mais on a essayé il y a quelques années », me répond-elle. « La municipalité a créé quelques lignes de bus à Phnom Penh, mais il les ont rapidement supprimées car personne ne les empruntait. » À mon tour d'être perplexe : pourquoi les gens refusaient-ils de prendre le bus ? « Et bien, personne ne supportait d'attendre le bus. Les gens voulaient avoir leur propre véhicule ». Et s'ils n'en ont pas les moyens ? « Alors ils préférent prendre un tuc-tuc [sorte de moto-taxi] pour ne pas avoir à attendre. » Ainsi donc, la population de Phnom Penh a dit non au bus. Incroyable mais vrai ! Le peuple Khmer, si soumis d'habitude, a dit non aux transports en commun. Et oui - un oui sans borne - à la Lexus et à la Camri.

Photo : CAAI News Media
Aujourd'hui, disais-je, tout va bien, plus ou moins (dix morts par jour rien qu'en moto, certes). Je suis même assez étonné, compte-tenu du bordel, du faible nombre d'accidents dont j'ai été témoin et de leur peu de gravité (il est vrai que les Khmers roulent assez lentement). Mais au train ou vont les choses (j'ai déjà vu le trafic augmenter considérablement en deux ans), la ville sera invivable dans cinq ans. Les accidents se multiplieront, la pollution deviendra problématique et les embouteillages seront aussi interminables qu’indémêlables. La question du stationnement va également se poser. Nombre de familles, qui ont un logement au rez-de-chaussée, garent la Lexus dans le salon. On les voit de la rue déjeuner devant la télé, assis par terre à côté du colossal 4x4. Ici, cela ne choque personne : la notion d'intérieur est assez récente (le logement n'a souvent d'autre fonction que les plus utilitaires) et par ailleurs la voiture est la plus précieuse possession d'une famille (parce que la plus chère et donc la plus valorisante). Elle a donc sa place au coin du feu. Le problème c'est que tout le monde ne loge pas au rez-de-chaussée et qu'il y a très peu de parkings payants. Par contre on se gare où on veut : nulle régulation à ce sujet. Nombre de rues à deux voies n'en ont déjà plus qu'une à cause de cela. De surcroît, le stationnement se fait souvent en épi, de sorte que le trafic est constamment interrompu par des ânes qui bloquent un boulevard entier, se mettent en travers de la route parce qu'ils ne savent pas, ne veulent pas ou ne peuvent pas manœuvrer. Si vous leur faites remarquer qu'ils pourraient faire un effort (il y a souvent moyen de manœuvrer), on vous regarde comme si vous étiez fou. Il en va de même lorsque quelqu'un roule à contresens (ce qui arrive sans arrêt) : il est déplacé de le faire remarquer ! Là encore, je voudrais bien voir tout ça dans cinq ans ! 

Curieux spectacle que celui d'une civilisation qui a bondi d'un coup de la ruralité à l'urbanisation ; d'un peuple qui est, en l'espace d'une génération, passé d'un mode de vie séculaire aux technologies du vingt-et-unième siècle, sans connaître les nombreuses étapes que nous avons traversées pour en arriver là. Je mesure désormais combien ces étapes nous ont - en dépit de nos innombrables erreurs - épargné bien des désastres.

Une question que je me pose, c'est de savoir qui, lorsque la circulation deviendra réellement meurtrière et que les gens passeront leur vie bloqués dans des bouchons, va réagir le premier ? Les pouvoir publics ou la population ? Les premiers, non élus, n'en ont cure. Les seconds glorifient l'automobile. Pourtant, il y a un moment où la situation sera intenable, c'est inéluctable. La question de savoir qui va taper du poing sur la table en premier, et de quelle façon, pourrait bien être un indicateur fort quant à l'avenir du développement cambodgien.
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