11 décembre 2014

Will you dance with me?

« No, I won't tell you your color...
Stop asking...
When we are married, will you dance with me?
I find dancing very agreeable. »

M. Night Shyamalan, Le Village


6 décembre 2014

Transhumance Express


Encapuchonné dans l'impulsion, je ne posais un pied à terre que par désœuvrement. Parfois, une voix me demandait si j'avais bien dormi. J'étais toujours frappé par l'insolence de la question. Cherchant mon interlocuteur, je ne voyais que des incertitudes. Je me souviens surtout de la fumée et des déchets. Mégots, salive, journaux périmés, pelures, tout le superflu bazardé sous les banquettes, les panneaux d'interdiction consternés d'impuissance. Sans doute, aux yeux à demi clos du monde, nous étions en mouvement. Sans doute, une trajectoire s'esquissait. Je ne discernais pourtant qu'une arborescence de lignes de fuite, plus illusoires les unes que les autres. Vu de l'intérieur, tout était cataleptique.


Les yeux rivés au sol, je tentai une percée. Au bout du chemin : les chiottes. Au-delà des chiottes : rien. Le sol était un écran, il s'y dessinait des implications. Ça ballottait dans ma tronche. Gravés dans nos péchés originels avec des petites lames, les verdicts s'abattaient sans scrupule inutile. Coupable. De ne pas être assez. D'avoir trop. De ne rien faire ou mal. Peu importe. Juste coupable. « Chacun portera sa croix et essaiera de la refiler au voisin ». C'est tout ce que j'avais appris à l'école. Une vieille femme se trémoussait sur sa couchette, égrainait ses dents d'un sourire vache. Sans doute espérait-elle qu'on les lui compte et qu'on les lui achète. Première apparition nette, première indulgence. « Ignore le monde », avais-je promis. Ça avait des allures de vœu pieux. Il fallait que j'aille vomir.


Parfois, nous stagnions en gare et c'était le monde figé, au dehors, qui d'un coup semblait tout agité, débordant d'imprécision. Sous le halo blanc des néons, des formes s'affairaient à reconstruire frénétiquement ce que leurs aïeux avaient soigneusement déglingué. Lumière artificielle. Petits bureaucrates batailleurs. Hippies usés jusqu'à la moelle. Rien de neuf, tout rejoué encore et encore et depuis si longtemps que le public avait déserté le théâtre, las d'attendre que, enfin, les répétitions aboutissent à quelque chose de présentable. Les apsaras s’enivraient dans les coulisses, hilares : elles ne monteraient sur scène que lorsqu'on les en prierait. Ce n'était pas pour demain et elles le savaient fort bien. J'avais longtemps pris part à tout ça, puis un beau jour j'étais parti en claquant la porte. Personne n'avait rien remarqué.


J'avais beau essayer de voir les choses en cinémascope, rien n'y faisait. Je prenais le réel par la périphérie, m'obstinais à l'étirer par le haut et par le bas, par la gauche et par la droite. Mais les bordures noires prenaient toujours trop de place, dégoulinaient de leur obscurité entêtée, compressant tout en quelque sorte. Il n'y avait que des corps dont les têtes avaient été coupées au montage. Pas de gens, encore moins des personnages. Juste des corps interchangeables, floutés, résidus d'hommes et de femmes aux excentricités fanées. L'exotisme aussi, avait été coupé au montage. Le véritable ailleurs était ailleurs. Ou peut-être en dedans.


Toutefois, il fallait bien regarder ailleurs. C'était écrit sur tous les murs, sur tous les panneaux. Tout était en désordre alors on tournait la tête de tous côtés, et chaque fantasme assouvi ne faisait que rendre le tableau encore plus flou. On sentait bien que certains auraient aimé sauter du train en marche, mais le temps était en gare et il fallait attendre. Bras ballants, d'aucuns brûlaient leurs impatiences en allers-retours, en va-et-viens stériles. Un affront aux empêcheurs de tourner en rond, peut-être : encagés, les tigres ont au moins le privilège de tourner. Tout ce ressac humain, ça me resserrait la pensée.


« C'est comme ça qu'il faut faire ! », répétait l'homme assis en face avant de s'arracher la langue et de la jeter par terre, avec le reste. Lamentable lambeau de chair. La scène était jouée en boucle. Je n'en voulais rien savoir mais à la cent-troisième représentation, je craquai et me posai finalement en spectateur. Il se délecta de pouvoir, enfin, me bouffer la cervelle. Lui non plus n'avait pas de visage, juste une boule noire sur les épaules et de la persévérance. « Ça ne suffira jamais à faire un homme », songeai-je. Tous ces corps sans têtes, ça ne menait à rien. J'avais beau m'efforcer de rêver seul, la foule avait encore une certaine emprise.


Lorsque Dieu avait essayé de me vendre des enfants, j'avais dit non en pleurnichant. Lorsque des enfants avaient essayé de me vendre Dieu, j'avais répondu que j'en avais déjà un. Lorsque Dieu avait jeté Ses enfants sur la voie ferrée, Il avait oublié de leur donner des billets. Le contrôleur n'avait aucun sens de l'humour et Ses créatures avaient écopé d'une prune. Elles paieraient encore longtemps. Jusqu'à la machine. Jusqu'au transformisme. J'étais né beaucoup trop tôt.


J'étais parti pour trouver une fleur. Fuite ou quête on n'allait pas s'arrêter à ce genre de détails. Il eut été facile de s'isoler simplement. Trop facile. Tard dans la nuit, lorsque les choses dorment et que le boucan cesse, on peut écouter les secrets, le murmure de Dieu. Mais la vraie solitude ne peut s'accomplir que dans la multitude. C'est ce qui m'avait poussé à m'embarquer, ni plus ni moins. « Ignore le monde, remplis le plein par du vide ». Harcelé par les mouches et les aboyeurs de chai, trépané par le vacarme, il fallait pourtant bien que je me rende à l'évidence. Comme les autres, je cherchais juste un truc auquel m'accrocher.


Photographies et inspiration : Ranjith Krishnan.
Son travail est consultable sur ses pages Facebook et Recrohead.

Transhumance Express (English Mix)


Hooded in the impetus, I would only put a foot on the ground out of idleness. Sometimes, a voice would ask me if I'd slept well. I was always stuck by the insolence of the question. Looking for whoever was talking to me, I would only see uncertainties. I mostly remember the smoke and rubbish. Cigarette butts, saliva, expired newspapers, peels, everything superfluous ditched under the bench seats, the ban signs appalled by their own impotence. Certainly, from the world's point of view, its eyes half-closed, we were in motion. Certainly, a trajectory was sketching itself. Still, all I could discern was convergence lines, each more illusory than the next. Seen from the inside, all was cataleptic.


My eyes riveted to the floor, I attempted a break. At the end of the path: the shitter. Beyond the shitter: nothing. The floor was a screen, on which implications were taking shape. My mug was tossing about. Engraved by little blades in our original sins, verdicts were descending upon us without a single pointless qualm. Guilty. Of not being enough. Of owning too much. Of doing nothing or poorly. Whatever. Just guilty. ''All shall bear their own cross and try to pass it on the neighbor''. It's all I'd learned in school. An old woman was wiggling on her berth, spreading her teeth in a harsh smile. Most likely, she hoped someone would count 'em and buy 'em. First distinct apparition, first indulgence. ''Ignore the world'', I had promised. Sounded like wishful thinking. I had to go and vomit.


Sometimes, we'd stagnate in a station and the frozen world, outside, would suddenly seem hectic, exalted with vagueness. Under the neons' white halo, shapes were busy rebuilding what their ancestors had carefully busted. Artificial light. Small agressive bureaucrats. Hippies rotten to the core. Nothing new, everything replayed again and again for so long that the audience had left the theatre, weary of waiting for the rehearsals to, at long last, result in something. The apsaras were getting drunk backstage, in high spirits: they'd only step unto the stage when asked to. It wasn't going to happen anytime soon and they knew it too well. I'd taken part in all this for years, then one day I'd slammed the door and left. No one had paid attention.


No matter how hard I tried to see things in cinemascope, there was nothing to do about it. I took reality by the fringe, persevered in stretching it through the top and bottom, through the left and right. But the black edges would always take too much room, their obstinate darkness dripping, compressing everything in a way. In the end, there were only bodies whose heads had been edited out. No people, let alone characters. Only interchangeables, blurred bodies, residues of men and women with withered eccentricities. Exotism, too, had been edited out. The true elsewhere was elsewhere. Or maybe inwards.


Nevertheless, one had to look elsewhere. It was written on every wall, on every sign. Everything was a mess so we turned our heads all around, and each fulfilled fantasy just made the picture even blurrier. One could feel that some would have liked to jump from the train, but time was stationed and they had to wait. Helpless, some were burning their impatiences in round trips, in futile comings and goings. An affront to the killjoys, perhaps: caged tigers, at least, have the privilege to go round in circles. All this human backwash, it narrowed my thoughts.


''This is how it must be done!'', repeated the man seated in front of me before he snatched his tongue and threw it on the floor, alongside the rest. Pathetic scrap of flesh. The scene was being played in a loop. I didn't want to know a thing about it, but at the one hundred and third performance, I gave in and offered myself as a spectator. He revelled in, at long last, being able to stuff himself with my brains. He didn't have a face either, just a black ball on his shoulders and some perseverance. ''It will never be enough to make a man'', I thought. All those headless bodies, it led to nothing. However hard I struggled to dream alone, the crowd still had a hold on me.


When God had tried to sell me children I had declined, whining. When children had tried to sell me God, I had replied that I already had one. When God had thrown His children on the railway, He had forgotten to give them tickets. The ticket inspector had no sense of humor and His creatures had been fined. They'd keep paying for a hell of a while. Until the machine. Until transformism. I'd been born way too early.


I had left in search of a flower. Flight or quest there was no need to pay attention to petty details. It would have been easy to just isolate myself. Too easy. Late at night, when things are asleep and the din ceases, one can listen to the secrets, to God's whisper. But true solitude can only be accomplished in the multitude. This is why I'd gotten on board, no more no less. ''Ignore the world, fill the full with void''. Harassed by the flies and the chai barkers, trepanned by the noise, I had to face the facts. Like everyone else, I was just looking for something to hold on to.


Pictures and inspiration by Ranjith Krishnan.
More of his work can be seen on his Facebook and Recrohead pages.
The original, French version of the text can be read here.
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